Une aide inespérée
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De petites combes emplies de vernes la griffent de haut en bas, séparées par quelques rochers et petits sapins. La végétation se raréfie au fur et à mesure que l’altitude croît ; se dissimuler devient de plus en plus problématique.
Un bracelet de chevreau en poche, je tente de contourner et intercepter une chevrée qui pâturait aux premières heures du jour dans les pentes en contrebas, à ma droite, au dessus du grand vallon de Comboursière.
En face de moi le soleil narquois éclaire les arêtes, magnifiant les couleurs d’automne. Soudain un coq de bruyère roucoule avec mélancolie, rompant un silence irréel.
Déjà par deux fois, j’ai cherché un poste et attendu dans la neige l’apparition de la harde de retour du gagnage, mais rien. L’inconfort des stations et la tentation permanente d’être toujours au plus prés du gibier m’ont fait reprendre ma progression vers le dernier passage au sommet de la pente.
Un bouc, fantôme surgi du néant, se poste inquisiteur au sommet d’un rocher. Je fulmine contre ce premier obstacle qui va contrarier ma progression, mais très vite un autre bouc se dresse tout là haut, se détachant en ombre chinoise sur le ciel, noir et magnifique. Les deux rivaux s’observent, puis s’élancent à la rencontre l’un de l’autre, se défient jusqu’à ce que le premier reconnaisse son évidente infériorité et s‘esquive. Une poursuite zigzagante s’engage et les deux boucs disparaissent vers le haut, en direction de la chevrée.
La neige est de plus en plus présente et les traces s’y lisent nettement. La croix de la patte du tétras et celle, si caractéristique, des quatre pattes d’un petit lièvre blanc me font sourire. Je ne peux songer sans émotion aux chasses insolentes que nous avons données avec mon père à ces deux superbes gibiers, il y a plus de vingt ans, jusque dans ce véritable sanctuaire, accompagnés selon le jour, d’un épagneul ou d’un griffon.
Il est près de 11 heures. Le revers rocheux d’un haut de ravine me semble proposer le poste idéal. J’en atteins le pied lorsque j’aperçois, la tête d’un chevreau qui traverse la pente à moins de 100 mètres au dessus de moi. La harde gagne ses quartiers de repos ! Je m’efface dans la pente enneigée, tente de glisser, vers le haut, jumelles et carabine. La tête tendue de la chèvre apparaît à son tour. Déjà, elle a perçu des mouvements insolites et est en éveil.
Je paie mes tergiversations de la montée ! Je suis encore trop en contrebas et, malgré mes efforts, je n’accroche dans ma lunette que la tête de la chèvre tandis que ma carabine doit pointer dans l’arête de rocher qui nous sépare… Je parviens à ramper sur quelques dizaines de centimètres tandis que la chèvre gagne une position un peu plus élevée. Je vois enfin dans la lunette le chevreau qui contourne sa mère et vient se poser à côté d’elle, me faisant alors face. Les deux animaux inquiets cherchent à m’identifier. Je ne peux temporiser plus longtemps et chercher à caler ma carabine sur le sac coincé entre mes jambes. La croix de la lunette se pose sur la poitrine du chevreau. Explosion de bruit et de neige. La chèvre fait volte face ; le chevreau un instant figé tente de la suivre mais roule dans un halo de poudreuse, se relève, chute à nouveau, repart, et disparait sur trois pattes derrière une ondulation. La lunette m’a griffé le nez, confirmant ma précaire position de tireur. Je suis navré de cette maladresse qui met en péril la réussite de ma chasse. Je reprends sac et matériel et me hâte de rejoindre la piste de fuite.
Des chamois surgissent du ravin, sans aucun doute le reste de la chevrée qui paissait, et se regroupent au-dessus du passage, plus alarmés que paniqués. A nouveau allongé dans un repli de terrain, je peux détailler dans les jumelles cinq chèvres et leurs chevreaux. Contrairement à ce qu’il m’avait semblé au premier abord, aucun chevreau de cette harde ne semble blessé. Je les laisse gravir les derniers mètres de la pente et disparaitre derrière l’arête. Très vite je recoupe les traces de mon chevreau perlées de sang. Je suis de fait au bord droit du promontoire et la pente bascule brutalement vers le vallon. Une combe s’amorce quelques dizaines de mètres en contrebas puis monte rapidement vers l’arête où la harde a disparu. A son pied, une petite sente horizontale bordée d’un buisson de rhododendrons, porte d’importantes traces de sang. Je pense alors que le chevreau est descendu jusqu’à ce sentier puis est remonté vers la harde. Je descends lentement. La pente est légèrement enneigée, les rochers et graviers instables gelés. Je ne vois rien de l’à-pic qui débute au bas de la combe. Je décide, par prudence, de remonter d’abord vérifier si les traces de sang ne se mêlent pas plus haut à celles de la chevrée en fuite. Je n’en découvre pas mais décide de poursuivre jusqu’à l’arête enneigée qui, sur quelques centaines de mètres, fait suite au promontoire et rejoint vers le haut des pentes plus larges et apaisées.
Je ne revois pas non plus les chamois, partis sans doute se remiser au delà des grandes barres vertigineuses, mais je parviens enfin au soleil. Seul sur ma fragile arête, écrasé par ce paysage grandiose, d’une sauvage beauté, je peux enfin me restaurer et méditer sur les suites incertaines de cette chasse. Il est évident que si le chevreau blessé n’a pu suivre ses congénères, il a dû descendre ! Il me reste à découvrir dans quelles fâcheuses conditions.
Je retrouve mes traces à la descente jusqu’au passage et me fait alors siffler par une chèvre qui en surgit. La mère à la recherche du chevreau… Je tente cette fois d’approcher latéralement le bas de la combe par les petits bancs herbeux appréciés des chamois mais sans plus de succès. Je constate, avec l’aide des jumelles, que la dernière trace de sang visible, qui semblait amorcer la montée, est en fait sur quelques centimètres une trace de glissade. Et au-dessous le vide que je ne parviens toujours pas à sonder. L’issue tragique de la fuite du chevreau me semble, à cet instant, certaine. Mais jusqu’où ce dernier est-il tombé ? Je remarque alors que des corbeaux commencent à tourner au dessus de la combe.
Ma seule chance raisonnable de récupérer le chamois se trouve au pied de la paroi. Il ne me reste plus qu’à redescendre la longue et sombre pente par laquelle je suis venu, à rejoindre le vallon et le remonter jusqu’à l’aplomb du passage.
Une heure plus tard j’amorce la montée dans le vallon. Le soleil est ici bien présent. Les efforts du matin sur terrain difficile ont entamé mon courage. Je parviens au droit du passage que j’identifie sans peine. Au dessous de lui, de petites falaises, entrecoupées de vires herbeuses, plongent finalement dans un couloir qui alimente l’énorme cône de déjection bien connu des chasseurs. Recouvert de gazon dans sa partie supérieure, il constitue ensuite, de manière classique, un éboulis dont la granulométrie des pierres croît en descendant, passant du petit gravier aux blocs de plusieurs décimètres voir mètres.
J’examine les lieux soigneusement à l’aide des jumelles et constate que les corbeaux et choucas vont et viennent au niveau de la première corniche herbeuse accrochée au dessus d’une paroi de vingt mètres environ. Embarrassés, ils ne semblent pas encore à la curée.
Vu d’ici, il me parait possible d’atteindre par le couloir le pied de cette paroi, mais aller plus haut est peu envisageable. Où est le chevreau?
Je gravis péniblement l’éboulis, ce gros chaos rocheux et dépose mon matériel au pied de la falaise. Un tichodrome, petite flamme virevoltante, me distrait un instant. Je dois à présent tenter de gravir le déversoir sur une centaine de mètres. Ce couloir est large d’une dizaine de mètres ; des herbes offrent au départ des prises fermes qui vont en se raréfiant ; quelques petits et fragiles épineux donnent un moment le change. De petits bancs rocheux aussitôt franchis, deviennent, vus alors de dessus, plus inquiétants. A mon approche trois grands corbeaux et une demi-douzaine de choucas prennent leurs distances. Après quelques hésitations et deux tests de redescente de passages plus scabreux, je cale à vingt mètres du pied de la paroi. Vingt autres mètres plus haut, la corniche herbeuse est inaccessible et je n’ai même pas la preuve que le chevreau s’y trouve ! Ainsi essaie-t-on de justifier un échec…
Je redescends, récupère mon matériel et, par acquit de conscience, examine encore avec soin les deux rimayes qui, partant du déversoir, encadrent le cône d’éboulis.
Arrivé vers 15 h aux premiers sapins qui font suite au pierrier, je décide de ne pas précipiter mon retour dans la vallée et de profiter de cette fin d’après-midi en montagne. Il est peu probable que des chamois dérangés se risquent à passer à proximité, mais qu’importe. Je m’installe confortablement et surveille les alentours et particulièrement la combe la haut, où quelques corbeaux s’agitent à nouveau.
Le temps passe, un peu lentement à mon goût. Soudain, un grand « voilier » glisse au-dessus de l’arête où se trouvent les traces de sang. J’ai à peine le temps d’identifier un superbe aigle à ses tâches blanches sous les ailes ; puis plus rien. En apparence… Dix minutes se sont à peine écoulées. Soudain, comme venu de nulle part, l’aigle surgit de l’arrière du vallon et fond droit vers l’étroite corniche ; le doute n’est plus permis : le chevreau est bien là haut.
Le souffle suspendu, j’observe dans mes jumelles l’aigle s’abattre sur la vire, toutes ailes déployées, et s’affairer quelques secondes. Je vois apparaître la tâche rousse du chevreau traîné par l’aigle. Je vois, comme dans une sorte de rêve, l’aigle étreindre le chevreau dans un face à face morbide. Tout va très vite. L’aigle bascule dans le vide tel un delta-plane, le chevreau allongé sous lui. Après quelques dizaine de mètres de vol plané, l’attelage se rompt. Je vois le corps du chevreau plonger, rebondir sur la pente herbeuse et entamer une longue glissade qui de dalles en ressauts le précipite enfin dans une gerbe de pierres au fond de la rimaye. J’ai pu voir, comme en superposition la trajectoire mortelle de tout autre corps ainsi déroché et précipité dans le vide. Je reprends mes esprits et me dit que le sort de la journée vient de basculer de manière incroyable.
Je vais monter là-haut pour la seconde fois, avec une motivation régénérée, récupérer mon bien, mon seul couteau en poche. Au fond de la rimaye le chevreau gît, une cuisse éclatée par la balle, une patte avant brisée par la chute ; sans autres traces apparentes de prédation. L’aigle a disparu.
Le chamois était-il mort ou seulement mourant lorsque l’aigle s’en est saisi ? Ce dernier l’a-t-il précipité volontairement dans le vide en utilisant sa technique habituelle de chasse et de mise à mort ? Ou bien a-t-il été surpris par les 18 kg que devait peser le chevreau et a-t-il dû renoncer ? Je ne le saurai jamais de manière certaine, mais le comportement prudent des corbeaux et celui agressif de l’aigle me font pencher pour un chevreau encore vivant. Je ne peux croire que le maitre incontestable de ces lieux se soit contenté de jeter avec mépris ce butin au prédateur rampant qui n’avait pu le conquérir seul !
A 18 heures, je pose mon sac à dos dans le coffre de la voiture, encore étonné de cette peu ordinaire aventure et de cette aide inespérée.
Serge CHALOIN – ACCA de Lavaldens
Un bracelet de chevreau en poche, je tente de contourner et intercepter une chevrée qui pâturait aux premières heures du jour dans les pentes en contrebas, à ma droite, au dessus du grand vallon de Comboursière.
En face de moi le soleil narquois éclaire les arêtes, magnifiant les couleurs d’automne. Soudain un coq de bruyère roucoule avec mélancolie, rompant un silence irréel.
Déjà par deux fois, j’ai cherché un poste et attendu dans la neige l’apparition de la harde de retour du gagnage, mais rien. L’inconfort des stations et la tentation permanente d’être toujours au plus prés du gibier m’ont fait reprendre ma progression vers le dernier passage au sommet de la pente.
Un bouc, fantôme surgi du néant, se poste inquisiteur au sommet d’un rocher. Je fulmine contre ce premier obstacle qui va contrarier ma progression, mais très vite un autre bouc se dresse tout là haut, se détachant en ombre chinoise sur le ciel, noir et magnifique. Les deux rivaux s’observent, puis s’élancent à la rencontre l’un de l’autre, se défient jusqu’à ce que le premier reconnaisse son évidente infériorité et s‘esquive. Une poursuite zigzagante s’engage et les deux boucs disparaissent vers le haut, en direction de la chevrée.
La neige est de plus en plus présente et les traces s’y lisent nettement. La croix de la patte du tétras et celle, si caractéristique, des quatre pattes d’un petit lièvre blanc me font sourire. Je ne peux songer sans émotion aux chasses insolentes que nous avons données avec mon père à ces deux superbes gibiers, il y a plus de vingt ans, jusque dans ce véritable sanctuaire, accompagnés selon le jour, d’un épagneul ou d’un griffon.
Il est près de 11 heures. Le revers rocheux d’un haut de ravine me semble proposer le poste idéal. J’en atteins le pied lorsque j’aperçois, la tête d’un chevreau qui traverse la pente à moins de 100 mètres au dessus de moi. La harde gagne ses quartiers de repos ! Je m’efface dans la pente enneigée, tente de glisser, vers le haut, jumelles et carabine. La tête tendue de la chèvre apparaît à son tour. Déjà, elle a perçu des mouvements insolites et est en éveil.
Je paie mes tergiversations de la montée ! Je suis encore trop en contrebas et, malgré mes efforts, je n’accroche dans ma lunette que la tête de la chèvre tandis que ma carabine doit pointer dans l’arête de rocher qui nous sépare… Je parviens à ramper sur quelques dizaines de centimètres tandis que la chèvre gagne une position un peu plus élevée. Je vois enfin dans la lunette le chevreau qui contourne sa mère et vient se poser à côté d’elle, me faisant alors face. Les deux animaux inquiets cherchent à m’identifier. Je ne peux temporiser plus longtemps et chercher à caler ma carabine sur le sac coincé entre mes jambes. La croix de la lunette se pose sur la poitrine du chevreau. Explosion de bruit et de neige. La chèvre fait volte face ; le chevreau un instant figé tente de la suivre mais roule dans un halo de poudreuse, se relève, chute à nouveau, repart, et disparait sur trois pattes derrière une ondulation. La lunette m’a griffé le nez, confirmant ma précaire position de tireur. Je suis navré de cette maladresse qui met en péril la réussite de ma chasse. Je reprends sac et matériel et me hâte de rejoindre la piste de fuite.
Des chamois surgissent du ravin, sans aucun doute le reste de la chevrée qui paissait, et se regroupent au-dessus du passage, plus alarmés que paniqués. A nouveau allongé dans un repli de terrain, je peux détailler dans les jumelles cinq chèvres et leurs chevreaux. Contrairement à ce qu’il m’avait semblé au premier abord, aucun chevreau de cette harde ne semble blessé. Je les laisse gravir les derniers mètres de la pente et disparaitre derrière l’arête. Très vite je recoupe les traces de mon chevreau perlées de sang. Je suis de fait au bord droit du promontoire et la pente bascule brutalement vers le vallon. Une combe s’amorce quelques dizaines de mètres en contrebas puis monte rapidement vers l’arête où la harde a disparu. A son pied, une petite sente horizontale bordée d’un buisson de rhododendrons, porte d’importantes traces de sang. Je pense alors que le chevreau est descendu jusqu’à ce sentier puis est remonté vers la harde. Je descends lentement. La pente est légèrement enneigée, les rochers et graviers instables gelés. Je ne vois rien de l’à-pic qui débute au bas de la combe. Je décide, par prudence, de remonter d’abord vérifier si les traces de sang ne se mêlent pas plus haut à celles de la chevrée en fuite. Je n’en découvre pas mais décide de poursuivre jusqu’à l’arête enneigée qui, sur quelques centaines de mètres, fait suite au promontoire et rejoint vers le haut des pentes plus larges et apaisées.
Je ne revois pas non plus les chamois, partis sans doute se remiser au delà des grandes barres vertigineuses, mais je parviens enfin au soleil. Seul sur ma fragile arête, écrasé par ce paysage grandiose, d’une sauvage beauté, je peux enfin me restaurer et méditer sur les suites incertaines de cette chasse. Il est évident que si le chevreau blessé n’a pu suivre ses congénères, il a dû descendre ! Il me reste à découvrir dans quelles fâcheuses conditions.
Je retrouve mes traces à la descente jusqu’au passage et me fait alors siffler par une chèvre qui en surgit. La mère à la recherche du chevreau… Je tente cette fois d’approcher latéralement le bas de la combe par les petits bancs herbeux appréciés des chamois mais sans plus de succès. Je constate, avec l’aide des jumelles, que la dernière trace de sang visible, qui semblait amorcer la montée, est en fait sur quelques centimètres une trace de glissade. Et au-dessous le vide que je ne parviens toujours pas à sonder. L’issue tragique de la fuite du chevreau me semble, à cet instant, certaine. Mais jusqu’où ce dernier est-il tombé ? Je remarque alors que des corbeaux commencent à tourner au dessus de la combe.
Ma seule chance raisonnable de récupérer le chamois se trouve au pied de la paroi. Il ne me reste plus qu’à redescendre la longue et sombre pente par laquelle je suis venu, à rejoindre le vallon et le remonter jusqu’à l’aplomb du passage.
Une heure plus tard j’amorce la montée dans le vallon. Le soleil est ici bien présent. Les efforts du matin sur terrain difficile ont entamé mon courage. Je parviens au droit du passage que j’identifie sans peine. Au dessous de lui, de petites falaises, entrecoupées de vires herbeuses, plongent finalement dans un couloir qui alimente l’énorme cône de déjection bien connu des chasseurs. Recouvert de gazon dans sa partie supérieure, il constitue ensuite, de manière classique, un éboulis dont la granulométrie des pierres croît en descendant, passant du petit gravier aux blocs de plusieurs décimètres voir mètres.
J’examine les lieux soigneusement à l’aide des jumelles et constate que les corbeaux et choucas vont et viennent au niveau de la première corniche herbeuse accrochée au dessus d’une paroi de vingt mètres environ. Embarrassés, ils ne semblent pas encore à la curée.
Vu d’ici, il me parait possible d’atteindre par le couloir le pied de cette paroi, mais aller plus haut est peu envisageable. Où est le chevreau?
Je gravis péniblement l’éboulis, ce gros chaos rocheux et dépose mon matériel au pied de la falaise. Un tichodrome, petite flamme virevoltante, me distrait un instant. Je dois à présent tenter de gravir le déversoir sur une centaine de mètres. Ce couloir est large d’une dizaine de mètres ; des herbes offrent au départ des prises fermes qui vont en se raréfiant ; quelques petits et fragiles épineux donnent un moment le change. De petits bancs rocheux aussitôt franchis, deviennent, vus alors de dessus, plus inquiétants. A mon approche trois grands corbeaux et une demi-douzaine de choucas prennent leurs distances. Après quelques hésitations et deux tests de redescente de passages plus scabreux, je cale à vingt mètres du pied de la paroi. Vingt autres mètres plus haut, la corniche herbeuse est inaccessible et je n’ai même pas la preuve que le chevreau s’y trouve ! Ainsi essaie-t-on de justifier un échec…
Je redescends, récupère mon matériel et, par acquit de conscience, examine encore avec soin les deux rimayes qui, partant du déversoir, encadrent le cône d’éboulis.
Arrivé vers 15 h aux premiers sapins qui font suite au pierrier, je décide de ne pas précipiter mon retour dans la vallée et de profiter de cette fin d’après-midi en montagne. Il est peu probable que des chamois dérangés se risquent à passer à proximité, mais qu’importe. Je m’installe confortablement et surveille les alentours et particulièrement la combe la haut, où quelques corbeaux s’agitent à nouveau.
Le temps passe, un peu lentement à mon goût. Soudain, un grand « voilier » glisse au-dessus de l’arête où se trouvent les traces de sang. J’ai à peine le temps d’identifier un superbe aigle à ses tâches blanches sous les ailes ; puis plus rien. En apparence… Dix minutes se sont à peine écoulées. Soudain, comme venu de nulle part, l’aigle surgit de l’arrière du vallon et fond droit vers l’étroite corniche ; le doute n’est plus permis : le chevreau est bien là haut.
Le souffle suspendu, j’observe dans mes jumelles l’aigle s’abattre sur la vire, toutes ailes déployées, et s’affairer quelques secondes. Je vois apparaître la tâche rousse du chevreau traîné par l’aigle. Je vois, comme dans une sorte de rêve, l’aigle étreindre le chevreau dans un face à face morbide. Tout va très vite. L’aigle bascule dans le vide tel un delta-plane, le chevreau allongé sous lui. Après quelques dizaine de mètres de vol plané, l’attelage se rompt. Je vois le corps du chevreau plonger, rebondir sur la pente herbeuse et entamer une longue glissade qui de dalles en ressauts le précipite enfin dans une gerbe de pierres au fond de la rimaye. J’ai pu voir, comme en superposition la trajectoire mortelle de tout autre corps ainsi déroché et précipité dans le vide. Je reprends mes esprits et me dit que le sort de la journée vient de basculer de manière incroyable.
Je vais monter là-haut pour la seconde fois, avec une motivation régénérée, récupérer mon bien, mon seul couteau en poche. Au fond de la rimaye le chevreau gît, une cuisse éclatée par la balle, une patte avant brisée par la chute ; sans autres traces apparentes de prédation. L’aigle a disparu.
Le chamois était-il mort ou seulement mourant lorsque l’aigle s’en est saisi ? Ce dernier l’a-t-il précipité volontairement dans le vide en utilisant sa technique habituelle de chasse et de mise à mort ? Ou bien a-t-il été surpris par les 18 kg que devait peser le chevreau et a-t-il dû renoncer ? Je ne le saurai jamais de manière certaine, mais le comportement prudent des corbeaux et celui agressif de l’aigle me font pencher pour un chevreau encore vivant. Je ne peux croire que le maitre incontestable de ces lieux se soit contenté de jeter avec mépris ce butin au prédateur rampant qui n’avait pu le conquérir seul !
A 18 heures, je pose mon sac à dos dans le coffre de la voiture, encore étonné de cette peu ordinaire aventure et de cette aide inespérée.
Serge CHALOIN – ACCA de Lavaldens